L’Union Européenne face au respect de l’Etat de droit des pays membres : une protection faillible ?

di Juline Lefevre Lancelot - 30 Novembre 2020

  from Paris, France

   DOI: 10.48256/TDM2012_00162

Selon l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE), l’Union européenne est fondée sur « les valeurs de l’Etat de droit ». C’est dans cette optique que la Commission européenne a publié, le mercredi 30 septembre 2020, son premier rapport annuel sur l’état du respect de l’Etat de droit dans les pays membres. Ce document pourrait servir de repère pour échelonner les ressources du fonds européen accordées à chaque Etat.

L’Etat de droit est l’une des valeurs fondamentales de l’Union européenne. De ce point de vue, ce n’est pas une notion abstraite, mais bien concrète, du fait de son incidence directe sur la vie des citoyens européens. Ainsi, la définition défendue par l’Union est la suivante : tous les membres d’une société sont soumis de manière égale à la loi, sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales (Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, 2000). 

Néanmoins, certains pays apportent différentes nuances à cette notion, ce qui en fait un concept abstrait. Par exemple, à l’origine, le terme allemand « Rechtsstaat » représente un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée (Baron, 2018). On y trouve alors le respect de la hiérarchie des normes, et l’indépendance de la justice en plus de l’égalité des sujets de droit. La définition recouvre donc plusieurs variations, sur lesquelles certains gouvernements jouent pour dévier leurs lois nationales…

 

La Défense de l’Etat de droit, fruit d’une évolution de la construction européenne

L’Union européenne s’est construite, en partie, sur une ambition de défendre et de renforcer le respect de l’Etat de droit et des valeurs démocratiques. Néanmoins, ce dessein n’a pas toujours été présent, contrairement à ce que l’on a tendance à imaginer. En 1975, le Traité de Rome énonçait seulement « les sauvegardes de la paix et de la liberté » (Gaillard, 2018).

Dès 1992, l’article 2 du Traité sur l’Union Européenne (ou Traité de Maastricht)  permet de définir des valeurs communes aux États membres : leurs sociétés doivent être caractérisées par le pluralisme, la tolérance, la justice, la non-discrimination, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces principes seront confirmés ultérieurement, durant l’année 2000, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. 

Mais il faut attendre 2007 et le Traité de Lisbonne, pour que les valeurs de l’Union soient protégées par une réelle valeur juridique. La démocratie, la liberté, le respect des droits de l’Homme, et l’Etat de droit deviennent alors des obligations pour tout pays membre. Les valeurs de l’Union « font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux », suite à la modification de l’article 6 du Traité sur l’Union Européenne par le Traité de Lisbonne. Ainsi, ce n’est qu’à partir de 2009 que les valeurs, définies par les textes de l’Union Européenne, peuvent être invoquées dans un cadre juridique. 

Aujourd’hui, elles sont constitutives de l’identité de l’Union : les Etats qui veulent y entrer doivent impérativement correspondre à ces valeurs, et les respecter (Article 49 du TUE). Les valeurs de l’Etat de droit ont donc marqué le processus d’intégration, et continuent à le définir aujourd’hui (Soufflot de Magny, 2009).

 

Les mécanismes de défense de l’Etat de droit : des outils adaptés ?  

L’Union européenne s’est entourée, au fil des années, de mécanismes pour encourager sa protection. Ainsi, des outils ont été créés dans le but de promouvoir la défense de l’Etat de droit. Des aides monétaires sont alors accordées aux projets et réformes structurelles qui sont en accord avec ces valeurs. En parallèle, des recommandations sont énoncées chaque année. Exemple marquant de l’implication de l’Union envers cet objectif, le « Mécanisme de coopération et de vérification », concernant la Roumanie et la Bulgarie, suit régulièrement les progrès faits par ces deux pays au sujet de leur système judiciaire, mais aussi de la corruption (Union européenne, 2020)

Ainsi, l’Union européenne possède six outils variés pour encourager le respect de l’Etat de droit, mais malgré leur nombre, ceux-ci restent non contraignants et ne font effet seulement si les Etats membres sont volontaires pour les suivre… 

Simultanément, l’Union européenne possède des mesures contraignantes. En effet, la procédure d’infraction lui permet de faire appliquer et respecter le droit de l’Union au niveau national, et donc par extension faire respecter les valeurs incluses dans les traités. En parallèle, le cadre pour l’Etat de droit, adopté par la Commission en 2014, lui permet d’engager le dialogue avec un Etat membre, s’il ne respecte pas les valeurs de l’Union. 

Néanmoins, ces mesures restent faibles et très peu utilisées, à l’instar de l’article 7, spécialement prévu pour défendre les articles 2 et 49 du Traité sur l’Union Européenne. 

 

L’article 7 : une « arme nucléaire » sans efficacité ?

À l’origine, « l’article a été construit dans la perspective d’éviter un retour de flammes des anciennes démocraties populaires des régimes communistes est-européens qui ont intégré l’Union européenne en 2004, parce que les Etats ouest-européens, les Etats fondateurs de l’Union européenne s’inquiétaient d’éventuels retours en arrière démocratiques » explique le juriste français Jean-Luc Sauron (El Kurdi, 2018).

L’article 7 du Traité sur l’Union Européenne permet de prendre des sanctions à l’encontre d’un pays qui ne respecte pas les articles 2 et 49 du même traité. Ce processus est séparé en trois étapes, entre la Commission et l’Etat, laquelle peut ensuite saisir la Cour de justice de l’Union européenne.  En théorie, cela peut aller jusqu’à la suspension des droits de vote de l’État membre au Conseil de l’Union européenne, plus grande sanction pouvant être imposée au sein de l’Union… Mais cette procédure reste un instrument exceptionnel, difficile à mettre en œuvre. En effet, sa procédure en trois étapes la rend lourde et complexe. 

Deux pays sont arrivés jusqu’à la procédure de sanction : la Pologne en 2017, puis la Hongrie en 2018. Néanmoins, n’ayant jamais été mené à son terme, cet article n’a jamais démontré son efficacité. Une des raisons à ce manque est la condition de son aboutissement : celui-ci doit être décidé par un vote à l’unanimité moins une voix du Conseil européen. Or, il est probable que la Pologne et la Hongrie se soutiennent mutuellement contre une poursuite de la procédure… 

Ainsi, malgré tous ces mécanismes, la défense de l’Etat de droit et de ses valeurs n’est pas sans faille. 

 

Le rapport sur le respect de l’Etat de droit et la conditionnalité du budget : un tournant décisif? 

En septembre 2020, l’Union publie son premier rapport annuel évaluant le respect de l’État de droit dans les Etats membres. C’est avec ce nouveau mécanisme qu’elle envisage de renforcer ses outils de protection de l’Etat de droit. Ce rapport met en place un cadre commun, pour juger les Etats sur une base tant unique qu’objective, en créant pour la première fois des critères précis définissant l’Etat de droit. Ce rapport fonctionnera donc comme une comparaison annuelle du fonctionnement des démocraties des pays.

En plus de l’arrivée de ce rapport, un élément plus contraignant est discuté : un dispositif conditionnant le versement de fonds européens par rapport au respect de l’Etat de droit de chaque membre. Ainsi, cette condition devrait être prise en compte pour l’établissement du budget 2021-2027. Pour le moment, un compromis a été adopté le 5 novembre 2020, mais il faut désormais que le Parlement Européen et le Conseil de l’Union adoptent ce texte de manière formelle. 

Cette forme de conditionnalité présenterait plusieurs avantages. D’abord, elle apparaît comme étant plus contraignante, du fait de la crédibilité d’une éventuelle sanction affectant concrètement les Etats. Ensuite, elle semble être beaucoup plus simple à mettre en œuvre que toutes les autres mesures. En somme, cela donnerait un fort pouvoir de persuasion à la Commission (Galland-Beaune, 2020)

 

La conditionnalité du rapport sur l’Etat de droit : une difficulté pour sa mise en place   

Des difficultés liées à cette nouvelle mesure apparaissent déjà. Même si les Etats membres se sont mis d’accord pour créer ce socle commun de critères de l’Etat de droit, est-il concevable que tous les Etats réussissent à mettre leurs différences de côté sur ce sujet, en sachant qu’il y a déjà des dissensions (Chastand, 2020) ?

Si l’on suit le rapport de 2020, la Pologne est décrite comme n’ayant pas assez d’indépendance dans son système de justice. La Hongrie, quant à elle, perd des points pour le manque de pluralisme et de liberté des médias. Une question légitime apparaît : pourquoi les pays qui sont susceptibles de recevoir une somme moindre devraient-ils accepter de mettre en place une telle mesure ? Ainsi, la Pologne a plusieurs fois menacé de bloquer des procédures européennes (AFP, 2020), et le rejet hongrois de cette mesure s’est traduit le 16 novembre par son veto au budget 2012-2027, ainsi qu’au plan de relance. Les deux pays, se sentant « persécutés », grippent des procédures enclenchées depuis des mois, faisant du tort à tous les pays membres. 

Pourtant, ce conflit n’est pas qu’une simple question d’argent ou de définition de l’Etat de droit. Selon eux, c’est bel et bien leurs identités et souverainetés qui sont remises en cause. « Pour eux, lâcher prise ébrécherait l’autonomie des États membres », explique Tibor Navracsics, ancien commissaire européen (Le Pavous, 2020).

 

Un nouvel espoir contre les tendances illibérales ?  

En défiant directement l’identité de l’Union, les politiques illibérales représentent l’exemple le plus frappant de la menace du respect de l’Etat de droit (Carpano, 2020)

Aujourd’hui, l’Union possède une panoplie d’outils, tant pour encourager que pour sanctionner les manquements. Néanmoins, ces outils n’ont jamais réellement prouvé leur efficacité. Ces mécanismes semblent alors seulement être capables de ralentir la progression des populismes. Et cette nouvelle mesure de conditionnalité des ressources allouées, bien que plus effective que les autres en théorie, n’est toujours pas suffisante. 

Selon Gwendoline Delbos-Corfield, députée européenne, « Il n’y a pas de baguette magique pour restaurer l’État de droit, mais il y a un certain nombre d’instruments complémentaires qui ne demandent qu’à être pleinement utilisés. Tant le Conseil que la Commission doivent avoir le courage politique de le faire ». Ainsi, l’Union ne peut qu’espérer que la nouvelle mesure aide à combattre ces tendances illibérales, qui, d’une part, entachent l’identité de l’Union, et qui, d’autre part, sont contraires aux valeurs sur lesquelles elle s’est construite. 

Il apparaît alors que l’Union européenne est réellement capable de porter une pression sur les Etats seulement lorsqu’ils ne sont pas encore entrés dans l’Union, en retardant ou refusant une demande d’adhésion. Comme l’illustre cet article, elle manque de moyens contraignants pour sanctionner un État-membre.

Ainsi, le développement des tendances illibérales peut faire peser la menace d’une expansion de ces idées à d’autres membres, ce qui, à terme, menacerait les fondements mêmes de l’Union européenne.

 

Références (A – G)

Charte Des Droits Fondamentaux De L’Union Européenne. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes.

AFP, 2020. Budget Européen : La Pologne “Ne Peut Accepter” Un Mécanisme Lié À L’Etat De Droit. [online] www.euractiv.fr. Available at: <https://www.euractiv.fr/section/politique/news/budget-europeen-la-pologne-ne-peut-accepter-un-mecanisme-lie-a-letat-de-droit/>.

Baron, F., 2018. Qu’Est-Ce-Que L’Etat De Droit ? | Vie Publique.Fr. [online] Vie-publique.fr. Available at: <https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270286-quest-ce-que-letat-de-droit>.

Carpano, E., 2020. » La Crise De L’Etat De Droit En Europe. De Quoi Parle-T-On ? | Revue Des Droits Et Libertés Fondamentaux. [online] Revuedlf.com. Available at: <http://www.revuedlf.com/droit-ue/la-crise-de-letat-de-droit-en-europe-de-quoi-parle-t-on/>.

Chastand, J., 2020. De La Définition Européenne De L’Etat De Droit. [online] Le Monde.fr. Available at: <https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/30/de-la-definition-europeenne-de-l-etat-de-droit_6057860_3232.html>.

El Kurdi, M., 2018. L’Article 7 Du Traité De L’ue : Symbole Majeur Du Passage D’Une Union Économique À Une Union Politique. [online] France Culture. Available at: <https://www.franceculture.fr/droit-justice/larticle-7-du-traite-de-lue-symbole-majeur-du-passage-dune-union-economique-a-une-union-politique>.

Gaillard, M., 2018. L’Union Européenne.

Galland-Beaune, N., 2020. Etat De Droit : La Commission Européenne Publie Son Premier Rapport. [online] Toute l’Europe.eu. Available at: <https://www.touteleurope.eu/actualite/etat-de-droit-la-commission-europeenne-publie-son-premier-rapport.html>.

Galland-Beaune, N., 2020. Etat De Droit : La Commission Européenne Publie Son Premier Rapport – Involved In #Europe !. [online] Involved in #Europe !. Available at: <http://europe.vivianedebeaufort.fr/etat-de-droit-la-commission-europeenne-publie-son-premier-rapport/>.

Références (G – Z)

Le Pavous, E., 2020. Hongrie. Budapest Bloque Le Budget Et Le Plan De Relance Européens, Un Pied De Nez Anti-Bruxelles. [online] Courrier international. Available at: <https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/hongrie-budapest-bloque-le-budget-et-le-plan-de-relance-europeens-un-pied-de-nez>.

Navracsis, T., 2020. Vétó És Jogállamiság – Ki Kapja Félre Előbb A Kormányt Brüsszelben?. [online] Index.hu. Available at: <https://index.hu/velemeny/2020/11/16/veto_es_jogallamisag_-_ki_kapja_felre_elobb_a_kormanyt_brusszelben/>.

Parmentier, F., 2020. Pourquoi La “Démocratie Illibérale” Fracture De Nouveau L’Europe. [online] Le HuffPost. Available at: <https://www.huffingtonpost.fr/florent-parmentier/democratie-union-europeenne_b_8954592.html>.

Soufflot de Magny, R., 2009. L’identité européenne. Perception et construction. Relations internationales, (2009/4 (n° 140).

Union européenne, 2020. Rapport 2020 Sur L’État De Droit. [online] Ec.europa.eu. Available at: <https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/rule_of_law_factsheet_toolbox_fr.pdf>.

 

 

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Autore dell’articolo*: Juline Lefevre-Lancelot, studentessa di Political Science, Law, Economics and Interntional Relations at Sciences Po Lille. Come sempre pubblichiamo i nostri lavori per stimolare altre riflessioni, che possano portare ad integrazioni e approfondimenti. 

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Nota della redazione del Think Tank Trinità dei Monti

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